- ANGLAISE (PEINTURE)
- ANGLAISE (PEINTURE)La peinture anglaise est souvent évoquée avec condescendance de ce côté-ci de la Manche – quand elle n’est pas complètement ignorée. On y discerne seulement, entre deux abîmes de médiocrité, un bref «âge d’or» allant de 1750 à 1850 et culminant avec Turner. Pour comprendre comment cette présentation caricaturale a pu longtemps être crédible, il faut aborder de front le reproche habituel fait à l’art de ce pays: il n’y aurait pas de peintre anglais avant Hogarth. Van Dyck, naturalisé en «sir Anthony», était flamand, et Holbein bâlois. Quant à la peinture médiévale, il n’y en a pas, puisqu’elle a été détruite par le zèle des réformateurs protestants. Toutes ces vérités, cependant, ne signifient pas que la peinture anglaise était inexistante avant le XVIIIe siècle, ou a été le fait d’artistes étrangers invités par des souverains soucieux de rivaliser avec leurs homologues du continent. Si la Réforme a bien tué la peinture religieuse, elle n’a pas affecté les autres genres, et notamment l’art du portrait qui a été, à toutes les époques, une des gloires de l’art britannique. D’autre part, l’apport de la Grande-Bretagne dans un genre majeur, celui du paysage, a fréquemment été sous-estimé: on oublie que ce sont les aquarellistes anglais des années 1780 qui ont «inventé» le paysage moderne, et que l’œuvre immense de Turner est née dans ce terreau fertile. Toutefois, il serait dangereux d’apprécier les peintres d’outre-Manche uniquement comme précurseurs. Robert Rosenblum, dans le catalogue de la rétrospective British Art in the 20th Century (Londres, 1987), a justement dénoncé ce type d’approche anachronique: «Si l’on écrivait l’histoire de la peinture britannique au XIXe siècle du point de vue des avant-gardes parisiennes successives, des maîtres comme Turner et Constable apparaîtraient principalement comme des prophètes de l’impressionnisme, et beaucoup d’artistes inoubliables – visionnaires religieux comme Blake et Palmer, réalistes et réformateurs fanatiques comme les préraphaélites, illustrateurs fous comme Richard Dadd – seraient expédiés en quelques lignes.» Si le cadre de cet article nous oblige à de tels raccourcis, cela ne veut pas dire que l’amateur de peinture doive s’abstenir d’aller admirer outre-Manche les œuvres d’artistes peu connus en France et absents de nos musées. Loin d’être à la remorque de la peinture continentale, la créativité picturale anglaise présente des aspects originaux (certains diraient insulaires) qu’il convient de souligner d’entrée de jeu. En premier lieu, il faut souligner les contrastes quasi permanents dans le statut social des peintres anglais entre deux types d’artistes: d’une part, les «maîtres» reconnus, confortablement installés dans l’establishment artistique, et, d’autre part, les excentriques et les marginaux comme William Blake et Laurence S. Lowry, poursuivant une recherche solitaire à l’écart des modes. En second lieu, notons la permanence extraordinaire des genres picturaux traditionnels jusqu’à notre époque: le portrait, loin d’être moribond, a gardé son pouvoir attractif en Grande-Bretagne dans les couches supérieures de la société; la peinture narrative, teintée de réalisme social, prospère depuis Hogarth et sans interruption jusqu’aux photo-montages de Gilbert et George. Enfin, il faut mentionner l’autofécondation de la peinture anglaise: à chaque génération, les modernes sont à l’écoute des anciens; ainsi Constable ne jurait que par les paysages de Gainsborough, et Graham Sutherland est tombé sous le charme des dessins de Samuel Palmer. Est-ce à dire qu’il existe une «anglicité» de la peinture britannique, comme l’a soutenu Nikolaus Pevsner? Rien n’est plus difficile à prouver – la prétendue «linéarité» de l’art anglais se retrouvant, par exemple, dans plus d’une civilisation. Elle est plus probablement à rechercher dans le goût des critiques et des collectionneurs britanniques, plutôt que dans l’extrême variété des choix esthétiques des grands peintres de ce pays.La floraison de l’enluminure médiévaleLa connaissance de la peinture médiévale anglaise reste très fragmentaire parce que la plupart des témoignages peints de l’art religieux ont été détruits par les ravages de l’humidité d’une part et par le vandalisme protestant d’autre part. La confiscation des biens de l’Église à la Réforme a entraîné la disparition de nombreux retables, panneaux et fresques. La frénésie iconoclaste des puritains qui ont conduit la première révolution d’Angleterre au milieu du XVIIe siècle a complété cette œuvre destructrice. Pour avoir une idée de l’art pictural britannique à cette époque, on doit donc se reporter à l’enluminure de manuscrits, dont on sait qu’elle était souvent très proche par le style de la peinture religieuse. Ce travail de décoration des textes sacrés et des chroniques profanes était effectué principalement dans les grands centres monastiques tels que Salisbury, Winchester, Canterbury et Durham, ainsi qu’à Westminster. Toutefois, les premiers chefs-d’œuvre d’enluminure comme les Évangiles de Lindisfarne (vers 700, British Library, Londres) ont été élaborés dans le nord du pays sous l’influence des moines irlandais; le goût de l’entrelacs, emprunté à l’art du métal, et la stylisation des figures humaines et animales montrent la force de la tradition celtique. Au XIe siècle, après la conquête normande, les échanges avec le continent sont beaucoup plus nombreux, et il est souvent difficile de distinguer des traits spécifiquement britanniques. Le goût de l’initiale historiée, par exemple, se retrouve dans toute l’Europe à des degrés divers. On a pu néanmoins relever à juste titre la prédilection des enlumineurs britanniques pour la linéarité décorative: leur espace pictural est à deux dimensions, et le modelé des visages et des vêtements le plus souvent absent. À partir du XIIIe siècle, l’image est souvent fragmentée en une série de vignettes incluses dans des cadres, et comprend parfois sur ses marges une foule d’animaux et de personnages grotesques ou fantastiques, comme on le voit par exemple sur la première page de la Bible de Guillaume de Devon (vers 1250, British Museum, Londres). L’enluminure anglaise se signale aussi par un usage habile du lavis de couleurs tendres, qui renforce encore l’unité de la page comme surface décorative. L’invention de l’imprimerie puis la Réforme vont marquer la fin d’un art dont les moyens d’expression fascineront plus d’un graphiste britannique, et notamment William Blake.De la peinture proprement dite, il reste peu de traces de nos jours. Quelques fresques du XIIIe siècle dans les cathédrales de Winchester et de Westminster et un panneau dit Retable de Westminster (cathédrale de Westminster, Londres) ne suffisent pas pour illustrer des différences marquantes par rapport au gothique français en peinture. Au siècle suivant, le style de l’East Anglia, caractérisé sur les enluminures par un recours au décor floral et animal, se retrouve dans quelques rares fresques, notamment à Longthorpe (Northamptonshire). Le Diptyque de Wilton (National Gallery, Londres) est un chef-d’œuvre isolé du début du XVe siècle qui semble refléter la pleine maîtrise du style gothique international par un artiste anglais. Les fresques d’Eton College (1479-1488) montrent un progrès décisif dans l’art du modelé, qui semble dû à l’influence d’un artiste flamand.Le XVIe siècle et la naissance du portraitMarqué par les longs règnes d’Henri VIII et d’Élisabeth Ire, le XVIe siècle voit à la fois la création de l’Église réformée anglicane et le renforcement du pouvoir royal. Cette évolution religieuse et politique du pays a des effets néfastes sur l’art anglais, car elle entraîne l’abandon de l’iconographie religieuse et décourage les échanges avec l’Italie de la Renaissance. La seule forme de peinture qui soit vraiment recherchée, aussi bien à la cour que dans la noblesse, est le portrait qui va devenir pendant deux siècles la préoccupation principale des artistes travaillant en Grande-Bretagne. Les séjours outre-Manche de Hans Holbein, de 1526 à 1528, puis de 1532 à sa mort en 1543, placent d’emblée cet art à des sommets: ses portraits de Thomas More (1527, collection Frick, New York), de Jane Seymour (1536, Kunsthistorisches Museum, Vienne) et d’Henri VIII (1537, collection Thyssen-Bornemisza, Lugano) montrent une exigence de réalisme pictural, d’expressivité psychologique et un souci de composition jusqu’alors inconnus dans le pays. Les autres portraitistes employés après sa mort par les souverains et par l’aristocratie ne peuvent que pâlir de la comparaison, même si la qualité moyenne de leurs œuvres est d’un haut niveau. La plupart sont d’origine étrangère, comme William Scrots, Gerlach Flicke et Hans Eworth. Ils définissent un type de portrait caractéristique de l’époque élisabéthaine présentant le modèle debout, le corps visible seulement jusqu’aux genoux et légèrement tourné d’un côté, tandis que ses yeux fixent le spectateur; le visage et les mains fortement éclairés se détachent sur un fond sombre uniforme, et l’expression demeure le plus souvent impassible. L’habileté des peintres nés en Angleterre s’exerce surtout dans l’art de la miniature, qui est admirablement maîtrisé par Nicholas Hilliard (1547-1619) et Isaac Oliver (env. 1565-1617). Hilliard, qui débuta comme apprenti chez un orfèvre et était habitué à décorer chartes et patentes, était véritablement un héritier des enlumineurs médiévaux par la vivacité des couleurs et l’élégance du décor végétal. Son célèbre Jeune Homme au buisson de roses (1598, Victoria and Albert Museum, Londres) illustre bien le caractère emblématique de ces œuvres qui participaient souvent d’un rituel amoureux aristocratique. Hilliard a aussi peint quelques portraits de plus grandes dimensions, tel celui de La Reine Élisabeth Ire (vers 1575, Walker Art Gallery, Liverpool). La souveraine y est représentée comme une idole, son pâle visage enchâssé dans un diadème serti de perles et une collerette de dentelle, le corps engoncé dans une lourde robe de brocart ornée de pierreries et de colliers. Ici encore, le visage est impassible, comme celui de la Vierge sur une icône. Comme dans la plupart des portraits de cette époque, c’est la fonction du personnage dans la société bien plus que son identité psychologique qui est représentée.Le siècle des Stuarts et l’art de courLe règne de Charles Ier (1625-1649) marqua un tournant dans l’histoire du goût et de la peinture en Angleterre. Le souverain et quelques-uns de ses courtisans comme Buckingham et Arundel se passionnèrent pour la peinture vénitienne et flamande. Le roi avait découvert les œuvres de Titien lors d’un voyage en Espagne et commencé à constituer une remarquable collection de tableaux qui fut dispersée à la Révolution. Il commanda à Rubens un plafond pour la salle des Banquets de Whitehall, réalisé en 1635, et sut obtenir les services de Van Dyck (15991641) qui, comblé de faveurs, s’installa définitivement à Londres en 1632. Il y renouvela magistralement l’art du portrait qui s’était quelque peu figé dans les conventions élisabéthaines. Le peintre anversois savait flatter habilement ses modèles, rendant les hommes plus majestueux et les femmes plus séduisantes que nature. Mais surtout il savait choisir des poses naturelles et variées et animer l’arrière-plan de paysages lumineux. Le Charles Ier du Louvre (vers 1635) est un morceau de bravoure d’où se dégage une impression d’énergie indomptable grâce au traitement du cheval fougueux, de la végétation luxuriante et du ciel à la Tintoret, bien que la stature du roi ait été assez frêle. Dans les portraits de groupe comme Thomas Killigrew et lord Crofts (1638, collection royale, Windsor), Van Dyck traduit admirablement l’idéal aristocratique du temps, fait d’un mélange de dignité et de désinvolture. La virtuosité du peintre (comme celle de Holbein un siècle plus tôt) dépassait de loin celle de la plupart de ses confrères britanniques ou étrangers. Seul William Dobson (1611-1646) manifesta un savoir-faire et une originalité assez remarquables pour qu’Ellis Waterhouse l’ait appelé «le peintre d’origine anglaise le plus éminent avant Hogarth». Son art du portrait est moins sophistiqué que celui de Van Dyck, mais parfois plus vigoureux et plus savoureux dans son humanité débordante. Ainsi Endymion Porter (vers 1645, Tate Gallery, Londres), qui apparaît en tenue de chasse, avec son chien, sous un buste géant d’Apollon, se présente comme un gentilhomme à la fois bon vivant et raffiné. Les portraits de groupes de Dobson, même s’ils sont d’une composition peu adroite, traduisent un souci nouveau d’exprimer des relations psychologiques entre les personnages et préfigurent la conversation piece du siècle suivant.Le portrait en miniature continue à être aussi prisé sous les Stuarts qu’au siècle précédent, et plusieurs membres des familles Oliver et Hoskins perpétuent avec bonheur l’art illustré jadis par Hilliard. Samuel Cooper (1609-1672) apparaît comme le plus doué, et son attention scrupuleuse aux particularités physiques (Cromwell est peint avec ses verrues!) et à la personnalité du modèle lui vaut d’être considéré comme un des grands peintres anglais du temps.Après la restauration des Stuarts, en 1660, sir Peter Lely (1618-1680), peintre d’origine hollandaise, devient le portraitiste attitré de la famille royale et gagna la faveur de l’aristocratie qui voyait en lui le successeur de Van Dyck. Pourtant, l’art de Lely n’a pas tout à fait la puissance et la sobriété de son inspirateur, et tend parfois à une certaine mièvrerie. Si beaucoup de ses personnages féminins paraissent se ressembler, ses portraits d’hommes, comme le Duc de Lauderdale (vers 1665, Scottish National Portrait Gallery, Édimbourg), sont mieux caractérisés. À la génération suivante, l’Allemand naturalisé sir Godfrey Kneller (env. 1646-1723) manifeste plus de pénétration dans ses meilleures œuvres, et notamment dans la série de portraits en buste peints pour les membres du club Kit-Cat.Quant à la peinture décorative, Charles II et Jacques II favorisèrent son essor dans les palais royaux dans la mesure de leurs moyens limités, mais sans réussir à véritablement l’acclimater en Grande-Bretagne. Ni l’Italien Antonio Verrio ni le Français Louis Laguerre, employés à Windsor et Hampton Court, ne purent égaler en qualité ou en ampleur le travail de Le Brun à Versailles. Au début du XVIIIe siècle, Sebastiano Ricci et Gian Antonio Pellegrini décorèrent en style vénitien quelques demeures privées comme Narford Hall et Burlington House, mais sans créer d’engouement dans le public aristocratique. Le seul artiste anglais qu’on puisse leur comparer est sir James Thornhill, qui peignit la coupole de la cathédrale Saint Paul à Londres (1715-1717). Son chef-d’œuvre est probablement la décoration des plafonds du Royal Naval Hospital de Greenwich (à partir de 1708), avec son fourmillement baroque admirablement serti dans le cadre architectural de Wren.L’ère des «connaisseurs» (1714-1830)L’accession de la dynastie des Hanovre en 1714 marque le début d’une ère de stabilité politique et de prospérité économique, où la Grande-Bretagne devient une grande puissance européenne. Les élites sociales, désormais, ne fondent plus leur autorité seulement sur la possession de la terre et sur le pouvoir politique, mais aussi, de plus en plus, sur la maîtrise du goût et de la vie artistique. Le philosophe Shaftesbury explique que le vrai gentilhomme doit allier le culte du beau à l’amour de la vertu. L’âge d’or des «connaisseurs» commence donc à cette époque. Ceux-ci tentent fébrilement de rattraper le retard artistique du pays, tant dans le domaine des collections que dans celui de la création. La pratique du «grand tour», ce voyage éducatif qu’accomplissaient beaucoup de jeunes nobles, se développa. Certains peintres en profitèrent également, en faisant partie de leur suite. Ces voyages ont ainsi permis aux Anglais la découverte de l’art italien, notamment dans le domaine de la peinture et de l’architecture. Les châteaux anglais construits en style palladien se sont peu à peu remplis de collections de tableaux acquis à l’étranger ou dans les ventes publiques. L’accès à ces collections était le plus souvent aisé, ce qui a permis à des peintres comme Gainsborough et Constable de développer leur culture artistique sans avoir franchi la Manche.Entre autres conséquences, la pratique du «grand tour» a suscité un engouement pour la peinture de paysage, dont le prestige va croître progressivement durant le siècle. Les collectionneurs idolâtrent «Claude» (Lorrain) et «Gaspard» (Dughet), au détriment des anciens «topographes» Wenceslas Hollar et Jan Siberechts. John Wootton et George Lambert peignent aussi bien des scènes de chasse que des scènes mythologiques où le paysage a la part belle, et où l’influence des maîtres romains du XVIIe siècle est prépondérante. Mais c’est incontestablement Richard Wilson (1713-1782) qui est le premier grand paysagiste anglais. Ruskin a écrit qu’avec lui «commence en Angleterre l’histoire d’un art sincère du paysage fondé sur un amour méditatif de la nature». Originaire du pays de Galles, Wilson a longtemps séjourné en Italie. Il a laissé des vues de la campagne romaine, de parcs et châteaux anglais, mais aussi des paysages sauvages du pays de Galles comme le Mont Snowdon (vers 1760, Walker Art Gallery, Liverpool). Dans ses meilleures toiles, il a manifesté une extrême attention à la luminosité du ciel, à l’étagement habile des plans et à l’originalité du point de vue. Son œuvre de pionnier a permis l’épanouissement du paysage comme genre pictural novateur dans le pays.Pendant que les connaisseurs aristocratiques accumulaient des collections de tableaux anciens et encourageaient leurs imitateursanglais, même les plus médiocres, William Hogarth (1697-1764) élabora une œuvre puissamment originale, qui s’adressait à une nouvelle clientèle, urbaine et bourgeoise. Comme son ami le romancier Fielding, il chercha à créer un art narratif, réaliste et moralisateur. Certes, il a laissé quelques délicieux portraits comme Les Enfants du docteur Graham (1742, Tate Gallery, Londres), mais sa grande spécialité a été la série de tableaux narratifs (destinés à être gravés ultérieurement) comme La Carrière de la prostituée (1733-1735, Soane Museum, Londres) et Le Mariage à la mode (1744, National Gallery, Londres). Formé à l’esthétique rococo par son apprentissage de graveur sur argent, Hogarth saisit ses personnages (ses acteurs, devrait-on dire) à des moments révélateurs de leur histoire, choisit le geste et l’expression les plus parlants; il organise autour d’eux un réseau de significations annexes et de renvois au passé et à l’avenir, grâce à une profusion de détails symboliques. La touche de son pinceau est vive et chaleureuse, et une impression de vitalité irrésistible se dégage de ses toiles. Pourtant, le mépris de Hogarth pour les connaisseurs fera de lui un artiste en marge du monde de l’art, dont l’apport ne sera pleinement reconnu qu’à l’époque victorienne.La mort de Hogarth coïncide avec les efforts de plusieurs artistes anglais pour créer une Académie royale. Leur but était à la fois de diffuser la connaissance des grands maîtres de l’art européen, d’organiser des expositions annuelles et aussi d’élever le statut social des peintres, sculpteurs et architectes. Joshua Reynolds (1723-1792) en fut élu le premierprésident, et ses Discours sur l’art , publiés en 1797, expriment parfaitement les normes désormais requises pour atteindre le «grand style». Pour les académiciens comme pour les connaisseurs, les genres majeurs sont la peinture d’histoire (c’est-à-dire à sujet historique, littéraire ou mythologique) et, sous certaines conditions, le portrait. Reynolds s’illustrera dans ce dernier genre, devenant, après son retour d’Italie en 1753, le peintre de la haute société et de l’intelligentsia londonienne. Assez condescendant à l’égard du réalisme de Hogarth, il assure vouloir peindre la nature humaine plutôt que des individus: «Si un portraitiste désire élever et améliorer son sujet, il ne peut le faire qu’en tendant à une idée générale. Il omet toutes les petites irrégularités et particularités du visage, et adapte le vêtement, dédaignant une mode passagère pour une mode plus intemporelle.» Reynolds représente certains de ses modèles dans des poses de statues antiques et emprunte des expressions à Corrège ou à Guido Reni. Malgré tout cet artifice, son art du portrait est tout sauf compassé; les hommes d’action y apparaissent ardents et courageux, les femmes du monde suaves et gracieuses (Nelly O’Brien , vers 1760, Wallace Collection, Londres). Bien sûr, c’est l’identité sociale du modèle que veut peindre Reynolds plutôt que les profondeurs de la personnalité; il met en scène une société cultivée et conventionnelle, et doit être appréciée à l’aune de cette culture et de ces conventions.L’autre très grand portraitiste anglais de la fin du XVIIIe siècle est Thomas Gainsborough (1727-1788). Techniquement plus doué que son concurrent Reynolds, il ne sesouciait nullement de théorie. Formé comme Hogarth à l’école du rococo, par son travail auprès de Gravelot à Londres, Gainsborough n’eut jamais la possibilité d’aller en Italie et fut surtout influencé par la peinture hollandaise qu’il découvrit dans des collections privées, et notamment par Rubens et Rembrandt; son grand inspirateur, néanmoins, fut Van Dyck. Bien qu’il ait toujours préféré peindre des paysages, il choisit par nécessité une carrière de portraitiste, s’installant d’abord à Bath puis à Londres. Extraordinairement habile à saisir la ressemblance, il se fit rapidement une clientèle dans la haute société. Il savait choisir des poses naturelles et des décors flatteurs, rendre le luxe des étoffes et peindre les animaux favoris (La Promenade matinale , 1783, National Gallery, Londres). Vers la fin de sa vie, il peint des enfants de la campagne sur un registre sentimental et nostalgique. Son œuvre de paysagiste est d’une qualité tout aussi exceptionnelle que ses portraits: d’abord influencé par Wijnants et Ruysdael, il délaisse vite la représentation réaliste pour multiplier les compositions imaginaires (Paysage rocheux de montagne , 1783, National Gallery of Scotland, Édimbourg) où il joue magistralement avec les contrastes de texture et de lumière.Deux autres portraitistes majeurs de cette période méritent d’être connus: le premier, Joseph Wright of Derby (1734-1797), a exercé uniquement en province, mais le contact du milieu industriel et scientifique des Midlands lui a donné le goût de peindre les gens au travail et les savants dans leurs laboratoires; il a laissé d’étonnants portraits de groupe ténébristes (Expérience sur un oiseau dans la machine pneumatique , vers 1768, Tate Gallery, Londres). Le second, Thomas Lawrence (1769-1830), allie la théâtralité de Reynolds à la virtuosité technique de Gainsborough dans des portraits pleins de vitalité et d’élégance.La peinture d’histoire si vantée par les académiciens n’a pas connu au XVIIIe siècle de réussites comparables à celles du portrait et du paysage. Les tableaux historiques de Benjamin West (La Mort de Wolfe , 1770, National Gallery of Canada, Ottawa) sont d’une emphase néo-classique quelque peu convenue. Plus novatrices sont les illustrations mythologiques et littéraires du peintre d’origine suisse Henry Fuseli (1741-1825). Les pièces de Shakespeare et les légendes germaniques lui ont inspiré des tableaux hallucinés où le fantastique le dispute au tragique. L’expression d’une sensibilité personnelle devient avec lui le sujet même de la peinture (Le Cauchemar , 1781, Institute of Arts, Detroit). Son ami William Blake (1757-1827) se pose lui aussi en réaction contre l’académisme, et ses annotations rageuses en marge des Discours de Reynolds montrent l’abîme qui le sépare du milieu artistique. À vrai dire, Blake est un enlumineur plutôt qu’un peintre, et son œuvre picturale est difficilement séparable de sa poésie. Il donne une forme sculpturale et véhémente aux personnages de sa mythologie dans de petits dessins à la plume rehaussés d’aquarelle ou de gouache. Cette œuvre si originale ne sera appréciée que d’un petit groupe d’amis, et ne sera reconnue qu’au XXe siècle. Plus généralement, les peintres romantiques anglais les plus doués n’allaient pas développer les thèmes littéraires et mythologiques dans le sens souhaité par Reynolds. La vision intérieure d’un Turner, d’un Constable ou d’un Palmer allait s’exprimer par le genre le moins narratif qui soit: le paysage.L’affranchissement de l’art anglais du paysage par rapport aux modèles du XVIIe siècle s’est produit vers la fin du siècle suivant avec le développement des voyages d’agrément dans les régions les plus sauvages de la Grande-Bretagne (pays de Galles, Cumberland, Écosse) et l’usage croissant de l’aquarelle, ce moyen commode de garder le souvenir d’une vue favorite. C’est Francis Towne (1740-1816) qui donne ses lettres de noblesse à cet art jusqu’alors dédaigné. Il a laissé des vues des Alpes, de la campagne romaine et du pays de Galles, qui sont remarquables par leur recours à de grandes plages de couleur uniforme puissamment architecturées. John Robert Cozens (1752-1797) donne de l’Italie une vision mélancolique, avec de vastes panoramas déserts aux couleurs froides. Thomas Girtin (1775-1802), le plus virtuose des aquarellistes, allie un sens subtil de la nuance à la sûreté du trait. Quant à John Sell Cotman (1782-1842), il a laissé des vues du Yorkshire notables par leur usage novateur de couleurs contrastées. Même si le talent de tous ces artistes a été éclipsé par le génie de Constable et de Turner, on peut considérer que l’essor de l’aquarelle anglaise est un grand moment de la peinture romantique, dans la mesure où cet art libère le langage de la couleur et permet l’expression d’une nouvelle sensibilité.Les deux grands maîtres du paysage anglais, John Constable (1776-1837) et William Turner (1775-1851), sont de la même génération, mais presque tout les sépare, du milieu social à la carrière professionnelle et du choix des thèmes à la technique picturale. Constable appartenait à la bourgeoisie rurale et resta attaché aux paysages de son enfance, qu’il peignit inlassablement; il détestait la ville, qui n’apparaît pas dans sa peinture, et la gamme limitée de ses sujets fait toujours référence à la nature (campagne, mer) ou au passé (cathédrales, sites préhistoriques). Il possède l’art de s’émerveiller devant la banalité, et surtout de nous faire partager son émotion devant elle: «Ce que je préfère peindre, ce sont les endroits que je connais; peindre, c’est pour moi la même chose que sentir.» Pourtant, Constable ne s’intéresse pas spécialement aux gens, et sa peinture n’a rien de documentaire. C’est la lumière changeante des ciels humides qui le fascine; elle est pour lui «le véhicule principal du sentiment». Les nuages, les arcs-en-ciel et les reflets sur l’eau et la végétation sont ses thèmes de prédilection. La variété de sa facture surprend parfois; mais il faut faire le départ entre les toiles destinées à être exposées à la Royal Academy, toujours plus «léchées», et les «esquisses», de dimensions identiques, où notre sensibilité moderne se plaît à déceler une liberté d’expression étonnante chez un homme aussi conservateur et aussi soucieux de plaire.Alors que Constable eut beaucoup de mal à se faire admettre par le public et par ses pairs, Turner connut une carrière rapide et couronnée de succès. D’origine modeste, le peintre eut une formation de topographe et se spécialisa d’abord dans les vues pittoresques à l’aquarelle et à l’huile. Élu dès 1802 titulaire de la Royal Academy, il resta toute sa vie un travailleur acharné et, dit-on, âpre au gain. Sa réussite toutefois a été obtenue sans compromission et sans redites. Voyageur infatigable en Angleterre et sur le continent, Turner a peint avec un égal bonheur des milliers de paysages différents, toujours signalés par un titre précis. On lui doit aussi de somptueux paysages imaginaires illustrant des thèmes mythologiques ou littéraires, comme Ulysse se moquant de Polyphème (1829, National Gallery, Londres). Mais le référent topographique ou anecdotique devient de moins en moins important pour le peintre à mesure que les années passent. L’œuvre reflète dans les vingt dernières années de sa vie un conflit entre représentation et expression: sa prédilection apparente pour les brumes, pluies et tempêtes s’explique par une fascination pour l’expressivité de la couleur. Très au fait des théories contemporaines sur ce sujet, il a exploré la combinatoire des couleurs, comme l’a bien compris Ruskin: «L’arrangement des lignes et des couleurs est un art analogue à la composition musicale, et totalement indépendant de la représentation de la réalité.» La leçon si novatrice de Turner, cependant, n’a pas été comprise immédiatement dans son pays.Du réalisme académique au colorisme préraphaélite (1830-1914)La peinture victorienne, il faut en convenir, offre le plus souvent le spectacle de l’académisme le plus figé. Le réalisme minutieux de la plupart des peintres les plus appréciés à l’époque est mis au service d’un moralisme conventionnel ou d’un pittoresque de pacotille. Les panoramas bibliques de John Martin (1789-1854) tiennent du grand guignol, et les scènes de foule de William Powell Frith (1819-1909) sont plus intéressantes pour les historiens que pour les amateurs de peinture. Il est bon de rappeler, pour comprendre cette évolution générale, que la traditionnelle clientèle aristocratique des artistes s’est élargie à une nouvelle bourgeoisie issue de la révolution industrielle, pour qui l’art doit être essentiellement descriptif et édifiant. La recherche picturale la plus féconde se fait en marge de la Royal Academy, chez des isolés comme Samuel Palmer (1805-1881), qui a laissé d’étranges paysages visionnaires, ou dans le groupe des «préraphaélites» formé vers 1850. Néanmoins, il ne faut pas exagérer les différences d’inspiration entre les membres de ce groupe et les autres peintres; on trouve chez les uns et les autres de la peinture d’histoire, des portraits et des paysages. Ce qui les différencie le plus évidemment c’est leur technique; abandonnant les fonds bitumineux, les préraphaélites posent leurs couleurs sur un fond blanc encore humide, ce qui accentue leur luminosité. Dante Gabriele Rossetti (1828-1882) aime les sujets littéraires ou religieux, illustrés grâce à la beauté vénéneuse de ses modèles favoris. William Holman Hunt (1827-1910) peint des sujets allégoriques avec des couleurs stridentes. Edward Burne-Jones, au contraire, choisit des tons froids pour illustrer les légendes arthuriennes. Le plus doué du groupe est sans conteste John Everett Millais (1829-1896), dont l’éclectisme et le brio lui valent les faveurs du public (La Jeune Fille aveugle , 1856, City Art Gallery, Birmingham).Vers 1860, c’est un Américain, James McNeill Whistler (1834-1903), qui fit souffler un vent nouveau dans le milieu artistique londonien. Fasciné par Velázquez mais aussi par la peinture japonaise, il cultive la sobriété de la couleur et l’élégance du graphisme. Non sans provocation, il se plaît à intituler certains portraits du nom des couleurs dominantes (Arrangement en gris et noir no 2: Thomas Carlyle , 1873, Corporation Art Gallery, Glasgow). Après 1870, les galeries privées et les écoles d’art se développent, et les peintres les plus originaux ne gravitent plus dans l’orbite de l’académie. Des groupes d’avant-garde se constituent, tel le New English Art Club (1886), dont les membres ont étudié à Paris et sont sous le charme de plein-airisme et bientôt de l’impressionnisme. Walter Sickert, influencé par Degas, et Philip Wilson Steer ont surtout le mérite d’initier le public des galeries londoniennes au nouveau langage de la peinture. Mais c’est seulement en 1910, lors de l’exposition postimpressionniste organisée par Roger Fry, que l’ampleur de la révolution esthétique en cours sur le continent allait être révélée en pleine lumière.Le XXe siècle: tradition et innovationL’éclatement du milieu artistique, amorcé dès la fin du XIXe siècle, se poursuit et s’amplifie à partir de 1914. Le nombre de peintres vivant loin de Londres augmente, et le «génie du lieu» semble les inspirer plus que jamais; le Pembrokeshire est pour Graham Sutherland ce qu’était le Suffolk pour Constable. L. S. Lowry (1887-1975), lui, peint toute sa vie le paysage industriel du Lancashire. D’autres font de longs séjours à l’étranger. Certes, des groupes éphémères se constituent parfois à Londres, mais sans créer de mouvement puissant. La diversité des styles et des techniques fait en tout cas ressortir un prodigieux appétit de nouveauté, comme si les artistes se sentaient enfin libérés des conventions esthétiques et morales de l’ère victorienne.Wyndham Lewis (1882-1957) est celui qui a prêché la modernité avec le plus d’éclat. Son manifeste de 1914, Blast , marque le point de départ du mouvement «vorticiste»: il s’agissait de libérer l’art britannique de la «politesse» et d’inventer «de nouvelles possibilités d’expression pour le temps présent». Comme les futuristes italiens, les vorticistes sont obsédés par la machine et la civilisation qu’elle a engendrée. Le Crépuscule parmi des Michel-Ange (1912, Victoria and Albert Museum, Londres) marque une étape décisive dans le cheminement de Lewis vers l’abstraction. Le vorticisme, cependant, deviendra parfois un carcan, et tendra, comme chez Wadsworth et Bomberg, au maniérisme.Paul Nash (1889-1946), l’un des grands paysagistes anglais du siècle, est plus imaginatif, et l’on perçoit des échos du surréalisme dans son œuvre. L’expérience de la Grande Guerre lui a inspiré de poignants paysages aux formes déchiquetées (Bombardement de nuit , 1919-1920, National Gallery of Canada, Ottawa). Comme Nash, Graham Sutherland (1903-1980) était fasciné par les formes naturelles (végétaux, roches, animaux), et ses toiles tiennent à la fois du paysage et de la nature morte. Ben Nicholson (1894-1982) a eu une production abstraite attachante mais moins personnelle, qui doit beaucoup au cubisme et à Braque en particulier.Après la Seconde Guerre mondiale, le portrait a opéré un retour en force avec Sutherland et Moynihan, mais surtout avec Lucian Freud (le petit-fils de Sigmund) et Francis Bacon. Freud (né en 1922) peint des portraits de ses proches d’une précision et d’une luminosité quelque peu morbides (Jeune Fille aux roses , 1947, British Council, Londres). Bacon (né en 1909) est fasciné par la mobilité des corps et des visages qu’il enferme souvent dans des espaces carcéraux. Il rejoint curieusement le «grand style» de Reynolds par ses références aux anciens maîtres et par la généralité de la représentation. Les peintres plus jeunes, et notamment ceux qui sont nés depuis la guerre, regardent plus volontiers du côté des États-Unis. Ils ont tendance à rejeter le savoir-faire pictural traditionnel pour emprunter le langage des médias (photographie, bande dessinée) qui, paradoxalement, les conduit parfois à développer une thématique d’une grande banalité.
Encyclopédie Universelle. 2012.